Dans cette interview je vous présente le plus vieux musicien cubain vivant à Paris. Son nom est Emilio Boza. Percussionniste, joueur virtuose de Tumba, plus généralement connu sous son nom d'artiste qui évoque le bonbon au chocolat, Bombon affiche à 70 ans la joie de vivre des anciens temps de la Havane.
Bombon fait partie de la génération de musiciens qui ont assuré la continuité de la musique cubaine en France après la seconde guerre mondiale. Suite à des débuts colorés à la Havane, il va rapidement s'installer en France à partir de 1957 où il joue dans des lieux de la haute société comme à l'Eléphant blanc ou au Casino de Monte-Carlo. C'est à Monte-Carlo qu'il rencontre Claude François et devient ensuite le percussionniste du célèbre chanteur qu'il accompagne tout au long de sa carrière.
Plus tard, son nom est associé à l'Escale. Depuis les années 60 Bombon fréquentait le lieu et venait jouer de temps en temps, pour s'amuser et "faire le boeuf". En 1980 il s'installe pour 14 ans dans la petite cave où il dirige l'orchestre. Avec son départ, en 1994, l'Escale abandonne son statut de " temple de la musique cubaine " qu'il a assuré pendant 30 ans.
Ce dernier artiste de l'Escale, je l'ai connu une première fois il y a 22 ans ! C'était en 1985 lorsque j'ai fait ma première visite de l'Escale en compagnie d'un ami qui voulait me faire découvrir le lieu. Je me souviens encore des silhouettes des musiciens qui jouaient dans la cave, avec une dextérité et une joie partagée. Aucune barrière n'existait entre eux et le public, et il n'était pas rare que le chanteur invite une des femmes à danser. Le son était incroyablement bon car la pierre de la cave lui rendait tout son éclat.
Lorsque j'ai contacté Bombon pour la première fois je ne savais pas encore que j'allais retrouver un des musiciens de cette image du passé. Nous avions rendez-vous place St-Georges à Paris. Je devais le reconnaître à sa casquette jaune qui porte les initiales de New York.
La conversation avec lui nous fait d'abord oublier Paris et nous plonge directement dans l'atmosphère colorée et frémissante de la Havane des années 50…
Vous avez fait vos débuts à la Havane avant de rejoindre Paris, voulez-vous nous parler de ces années là ? |
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Et petit à petit, je suis tombé avec un groupe, un groupe très typique du style son, un septet. Le chef d'orchestre, il était coiffeur, peluquero. Il passait devant la maison et il voyait que je jouais le bongo avec ma sœur à la fenêtre, et il me dit : " Viens toi… viens à la répétition… on répète tous les mardis ". C'était à 200 mètres. Et je suis allé à la répétition. Je me rappelle, j'avais des bongos tout petits. Et après je me suis acheté des vrais bongos, des vrais de vrai. Et après il me dit : " Viens, tu veux jouer avec nous ? Petit à petit tu te mets dans le coup ".
Un jour, un officier de la marine est venu nous voir. C'était un ami à ma sœur. Il nous a écouté et il a dit : " tu joues bien toi. Il y a une émission qui va être ouverte à la station de la radio…". C'était la radio de la marine, la CMBF et c'était avenida del Prado. En face il y avait le bâtiment énorme de la grande chaîne nationale : RHC (Radio Havana Cuba). Un peu plus loin il y avait le siège de la CMQ.
…et… je suis tombé avec un bon producteur. On a sympathisé. Sa femme chantait en première partie de chaque émission, de lundi à vendredi. Il y avait beaucoup d'artistes invités. L'émission durait une demi-heure. On faisait 3 à 4 morceaux. J'étais avec l'orchestre créé pour l'émission. C'était l'orchestre de la CMBF, dirigé par l'officier qui s'appelait Manolito. Il y avait un piano, une batterie, bongos et tumba, basse, saxophone. On était 7 ou 8 pour accompagner l'émission.
Le producteur (de l'émission) produisait du lait…
Il produisait du lait ?!
Oui, c'est-à-dire que l'émission était parrainée par la marque du lait " Santa Beatrice " : lecheria Santa Beatrice.
C'est vrai que c'était un pays capitaliste à l'époque ! |
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Et puis j'ai commencé à jouer avec l'orchestre de Rey Diaz Calvet. Il était argentin d'origine, mais plus cubain que lui ce n'était pas possible. Il jouait du piano et il a créé un orchestre qui s'appelait Rey Diaz Calvet Conjunto Orchestal. La chanteuse de l'orchestre s'appelait Maria Luisa Choren. C'était la sœur de Olga Choren. Ce sont des grosses pointures. Ah la la !
Rey Diaz Calvet m'a dit un jour : " Mets toi ça dans la tête : tu as les bongos, tu chantes bien, tu joues bien…et tu es sympa, donc tu vas jouer toujours ça ". Et il ne s'est pas trompé : je joue encore ! je joue encore comme un fou ! (fou rire)…
Et après, j'ai joué avec des orchestres magnifiques. Il y en avait deux qui étaient très importants : l'orchestre Cubamar et l'Orchestre Continental. Ces orchestres là étaient fantastiques. Ils faisaient les galas des sociétés de haut standing. Ce n'était pas dans des endroits tranquilles, c'était dans tous les clubs de la Havana.
Le directeur de l'Orchestre Continental s'appelait Monsoto. Et le directeur de Cubamar était Nestor Fabelo. Ces deux orchestres étaient de jazzband. Saxo, trompettes, trombone…là on était équipé pour faire tout : valse, tango, tout, tout !
Il y avait aussi à la Havane l'orchestre Hermanos Castro et Riverside.
A cette époque là… l'Espagne ! Sont venus de l'Espagne trois fabuleux orchestres : Chavales de España, Casino de Sevilla, et Churumbeles de España. Ces orchestres-là jouaient tous les types de musique. Ils avaient la particularité que tous les musiciens changeaient d'instrument. Quand c'était le Paso doble il y avait tout l'orchestre pour le Paso doble. Tango ! Ils sortaient les bandonéons. Jazz ! Ils faisaient du jazz. Chacha ! Tous les musiciens étaient là ! Mambo ! Mambo ! C'était formidable.
Les trois orchestres espagnols, quand ils jouaient de la musique cubaine, c'était magnifique !
Et les gens dansaient ?
Oui, ils dansaient tout. Les meilleurs danseurs se mettaient à la fenêtre. Ceux qui dansaient mal se mettaient au fond de la salle.
L'orchestre n'était pas spécialisé dans un seul style. C'était du haut niveau. C'était, pour ainsi dire, si vous voulez exactement le terme, ce n'était pas le bal populaire, c'était dans les grands clubs de la haute société de la Havane de l'époque, c'était la crème, tous les gens qui venaient dans ces endroits là, ils n'allaient pas dans les bals populaires. Il y avait un niveau différent…et il y avait aussi un niveau musical différent. On ne faisait pas la musique comme dans le bal populaire avec chacha et rumba, là c'était paso doble, tango, valse…
Et le son, on jouait le son dans les hautes sociétés ?
Oui, bien sûr.
Et que dansaient les gens sur le son ?
De tout !
Ils dansaient sur le son comme sur du chacha ?
Oui, les pas de la danse sont les mêmes et c'est la musique qui a évolué. Le son et le chacha c'est la même famille.
Combien de temps vous avez joué à Cuba ?
Deux à trois ans.
Et pourquoi vous avez quitté Cuba ? |
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Vous avez été où ?
Partout. Les pays nordiques, l'Italie, la France, l'Espagne, le Portugal… On a tourné deux ans à peu près.
C'était en quelle année ?
C'était de 1955 à 1957.
Et c'est après cette tournée que vous êtes resté en France ?
Oui, je suis resté…
J'ai eu l'occasion de rentrer dans le circuit en France. J'ai eu la chance parce que j'ai fait un concert pendant un mois, grandiose, au théâtre Alhambra. C'était énorme, c'était plein tous les jours. Et là ils m'ont vu ! Il y a eu trois chefs d'orchestre qui sont venus me demander mon numéro de téléphone.
Au bout d'un certain temps j'en avais marre, j'ai pris le téléphone et j'ai contacté un d'eux et je lui ai dit que je voulais quitter l'orchestre. Il me dit : " Ecoute ! prend le train et viens avec nous ! ". J'étais à Marseille, on revenait de ne je sais plus quel pays. Et je suis monté à Paris, deux jours avant Noël.
Le chef d'orchestre m'a fait tous les papiers.
Comment s'appelait cet orchestre ?
Il y avait deux orchestres : un orchestre pour le jazz, et un orchestre pour la musique typique, c'est-à-dire nous, la musique cubaine.
Et la boîte où on jouait s'appelait l'Eléphant blanc. C'était la meilleure boîte d'Europe. Rue vavin. Montparnasse à l'époque c'était magnifique. Et l'Eléphant blanc c'était top. Il y avait tous les princes et tous les rois qui venaient.
Tout de suite j'ai eu mes papiers, et au bout de quelques années j'ai demandé ma naturalisation et je l'ai eue, sans problème. J'ai eu la chance de tomber dans une époque où il y avait moins de problèmes que maintenant. Je suis tombé avec un orchestre terrible, une boîte de nuit terrible. Donc ça roulait pour moi.
Je suis resté deux trois ans avec eux.
Y avait-il des Cubains dans les deux orchestres ?
Le chef d'orchestre du jazz était français. Il s'appelait Maurice Mouflard. Il était un super trompettiste.
Maurice MOUFLARD. 1915 / 1979. |
Nous, dans l'orchestre typique, il y avait trois cubains et quatre français. Le chef d'orchestre s'appelait Raoul Zequeira. Il était cubain, c'était le chanteur. J'ai commencé à chanter avec lui. C'était un super orchestre avec des super musiciens comme Picolino Sav, un saxophoniste, cubain lui aussi, c'était une bête. Il est mort il y a dix ans. C'était une bête : il lisait les partitions à l'envers !
Raoul Zequeira : 100 % typique non stop ! Lire cet article
Et les autres membres de l'orchestre typique ?
Il y avait trois musiciens français : un batteur, un bassiste, et un joueur de piano extraordinaire.
Les Français de l'orchestre jouaient bien la musique cubaine ?
Ah oui !
Ils s'étaient formés comment ?
Quand on est un bon musicien on peut tout jouer.
Mis à part l'Eléphant Blanc où jouait-on la musique cubaine à Paris à la fin des années 50 ? Y avait-il d'autres lieux, d'autres orchestres ?
Evidemment ! Il y avait beaucoup d'orchestres français qui jouaient la musique cubaine. Je vais te citer par exemple Benny Benet, Jacques Elian, Eddy Wagner…
Ils jouaient où ?
Dans tous les clubs, partout !
Par exemple…
Il y avait la salle Wagram, la mutualité. Il y avait aussi Los Guangaiseros de Yvan Maurice, il y avait le Cucaracha, un orchestre terrible de Jacques Thomas, il y avait le High Society Band de Jacques Ary…
Beaucoup d'orchestres ! On m'a pourtant dit qu'il n'y avait pas beaucoup de musique cubaine à l'époque !
Ce n'est pas vrai ça ! La musique cubaine est arrivée en France en 1920.
Je sais, mais les musiciens cubains sont tout de même partis avec la deuxième guerre mondiale…
Mais non, après la guerre c'était encore la folie. Naturellement il y a eu un ralentissement mais entre 1945 et 1950 les anciens musiciens cubains commençaient à revenir. Pendant la guerre, il y en a quelques uns qui ont été en prison.
Où ?
A Orléans. Ils ont été emprisonnés par la Gestapo (rire). Il y a eu par exemple Emilio Barreto, et peut être aussi le père d'Aldo Jova. Ils étaient 5 ou 6 à Orléans.
Et les autres membres de l'orchestre typique ?
Je suis retourné à Cuba une première fois en 1957. J'ai été invité au festival de 50 ans de musique cubaine. C'était organisé par la télévision. Il y avait tous les craques. Les artistes cubains venaient du Mexique, de l'Argentine, de l'Europe, de l'Espagne, de New York, de Paris…On était une centaine d'invités. A ce moment je jouais déjà à l'Eléphant blanc. Il y avait des artistes et des danseurs cubains de tous les pays du monde. Le festival a duré deux semaines. Et à l'époque toutes les grandes vedettes étaient encore à Cuba, ils n'étaient pas encore sortis : il y avait Celia Cruz, la Sonora Mantacera…. Ils ont fait ce festival en notre honneur parce que nous étions les musiciens qui faisaient la publicité pour la musique cubaine à l'étranger. On a été une semaine à Varadero et une semaine à la Havane : ça se passait au stadium de la Havana, le stade de base-ball, et c'était plein.. plein de monde.
Après je suis retourné plusieurs fois à Cuba mais en touriste.
Nous suivrons le parcours étonnant de Bombon. Après les clubs de la haute société cubaine et ceux de Paris, qu'est-ce qui a amené cet homme à rejoindre les musiciens de la petite cave de l'Escale ? De la Havane à l'Eléphant blanc, de l'Eléphant blanc à l'Escale : son parcours semble suivre et souligner dans le temps le positionnement de la musique cubaine en France. Dans les années 50 et 60 a-t-elle été principalement une musique de grands orchestres pour haute société ? A la fin des années 70, la nouvelle vague salsa va progressivement s'installer dans un contexte plus urbain et renouer le contact avec un public de proximité…
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15 décembre 2006
Par Nazem Ghemraoui
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