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Entretien avec Carlos Caceres-Sobrea

Mercredi 1er février 2006
La première Escale : 1953 à 1955

Carlos Caceres-Sobrea J'ai découvert le nom de Carlos Caceres-Sobrea lors de mes premières recherches sur l'histoire de l'Escale. Une photo dans un livre de J. Leenhardt (Les Amériques Latines en France) le montre avec 5 autres musiciens jouer à l'Escale en 1953. C'est seulement au bout de deux mois de recherche que je découvre qu'il vit encore en France à Gif sur Yvettes. Il a 82 ans et il continue à peindre.

Au téléphone, je lui annonce l'objet de mon appel. Sa réponse est spontanée : "L'Escale, c'est nous qui l'avons fait !". Puis il commence à me raconter plein de détails : "La radio est venue faire un reportage sur nous et le lendemain c'était la queue devant l'Escale. La patronne, Louise, a augmenté le prix…". Il était pressé de tout me dire et moi de tout connaître. On convient vite d'un rendez-vous. Je pouvait enfin connaître l'univers intime de la toute première Escale des années 50.

Depuis la grille de sa maison, une prequ'île au bord d'une paisible rivière, je le vois avancer lentement à ma rencontre sur un chemin bordé de saules. L'homme est émouvant, ses mains tremblent sans cesse, mais il dégage un calme absolu, une sérénité lointaine. Je marche à côté de lui et on va vers l'atelier.

Sur une table de l'atelier, il avait déjà posé une dizaine de photos. "Voici l'Escale en 1953. Ici c'est moi avec Jesus Soto. Ici c'était à la Rose rouge…". Au bout d'un long moment, on convient de s'asseoir et on commence l'entretien :

Commençons par votre histoire personnelle. Vous êtes né en Argentine…
Je suis né en Argentine, et quand j'ai fini mes études à l'Ecole des Beaux Arts de Buenos Aires, je suis venu ici. C'était en 53… et je suis venu avec une bourse, mais comme à ce moment-là il y a eu un changement politique en Argentine, et comme mon père était contre celui qui a gagné les élections, je n'ai pas touché la bourse, alors j'étais tout seul ici…

Vous êtes arrivé ici et la bourse ne vous a pas suivi !
Non.

Qui avait gagné les élections à l'époque ?
C'était Peron

Et votre père était…
Anti-peroniste.

Ils ont sanctionné ceux qui étaient anti-peronistes…
Voilà. On m'avait donné la bourse mais je n'avais pas encore commencé à toucher l'argent. Alors mon père m'a dit " Ecoute, ne t'inquiète pas, on va t'aider ". J'ai dit non, non, non, et j'ai commencé à jouer la guitare dans des cafés, comme ça, et j'ai commencé à gagner de l'argent. A ce moment là je venais tous les soirs à l'Escale.

L'Escale c'était un bar pour les étudiants de l'école de médecine qui se trouve pas loin. Comme dans tous les cafés, il y a quelqu'un qui a commencé par apporter une guitare et puis d'autres sont venus avec les maracas, etc, et après il y avait trois guitares…

… et on jouait, on jouait pour s'amuser, on arrivait vers 10h du soir et on restait jusqu'à minuit, et la propriétaire, qui était Louise, qui était une femme du midi de la France, et qui était toujours très gentille avec nous, elle nous donnait à manger un sandwich, et on avait de la bière à volonté.

Un jour, quelqu'un de la radio française est venu - je ne me souviens pas très bien quelle radio c'était, je crois qu'il y avait une seule radio française officielle -, il est venu et il nous a demandé si on pouvait enregistrer, et nous on a dit " pourquoi pas ". Quelques jours après, ils ont passé ça à la radio, moi je l'avais écouté aussi. La nuit suivante les gens faisaient la queue pour rentrer à l'Escale. Vous voyez que l'Escale ce n'est pas très grand. Il y avait toujours 20, 30 personnes. Ce soir il y en avait 40, c'était complet et les gens dans la rue faisaient la queue.

Qui chantait avec vous à l'Escale au moment où la radio a fait cet enregistrement ?
On était quatre : moi, Jesus Soto, Narciso Debourg, et Miky (Carlos Ben-Pott)… c'est lui qui joue la flûte au milieu dans la photo.

C'était en 1953 ?
Oui c'est ça, il n'y avait pas longtemps que j'étais à Paris.

Et c'était la grande réussite de l'Escale, tout de suite, avec vous…
Voilà. La patronne, elle a monté les prix et elle nous a demandé alors de venir tous les jours. Et elle nous a donné un salaire. Je ne me souviens pas combien c'était. Ca nous permettait de vivre juste, très juste, très, très juste. Et comme d'habitude, il y avait le sandwich à minuit, et la bière à volonté. Il y avait un peu de marijuana aussi. C'était tout le monde. Pour nous ce n'était pas important, on n'a jamais été dans la drogue. On n'était pas destiné à cela, on avait tous des études et des projets.

Et on était alors devenu le groupe permanent de l'Escale, comme on le voit dans cette photo. De gauche à droite, c'était d'abord Soto…

groupe de musiciens à l'Escale
L'Escale en 1953. De gauche à droite :
Jesus Rafaël Soto, Narciso Debourg, Carlos Caceres-Sobrea (à la guitare), Carlos Benn-Pott, Léonardo Astiazaran, Paco Ibañez. Sur la porte une affiche qui présente Carlisky, un sculpteur argentin.




Jesus Soto

Soto était le seul professionnel de la guitare. Il avait étudié la musique classique et était passionné du folklore. C'était lui le vrai musicien. Il est plus tard devenu Soto l'artiste connu dans le monde entier et qui vient de mourir il y a pas longtemps, il y a un an. Ca m'a fait un choc, parce que… un mois avant, il est venu et on a parlé beaucoup ensemble des bons souvenirs. On s'aimait beaucoup tous les deux, on avait une grande affection. Et il est parti avec un tableau à moi. Je lui ai fait cadeau, bien sûr. Et quelques temps après on m'appelle au téléphone et on me dit qu'il est mort. Je ne savais même pas qu'il était gravement malade. On a été au cimetière. Soto a voulu que ça soit une chose privée, seulement avec sa famille et quelques amis. Et après, sa femme m'a raconté une chose : " Tu sais, Soto était en train de préparer un tableau pour toi ". Et malheureusement il n'a pas pu le finir.

Narciso Debourg

Alors, on était dans le groupe : C'était Soto, puis Debourg. Il jouait la guitare et chantait. On chantait tous. Lui aussi est devenu un peintre très connu. Comme Soto il fait des choses en relief, de la peinture cinétique.


Carlos Ben-Pott : La qena à bicyclette jusqu'à Paris

Après, c'est moi. Après, c'est Carlos Benn-Pott.

Carlos Benn-Pott, vous pouvez nous dire qui il était ?
Il était, ah… un personnage extraordinaire. On s'aime beaucoup. Il est venu représenter l'Argentine aux Olympiades dans les courses de bateaux. C'était en Suède ou au Danemark, je ne me souviens plus.

Il était donc de passage ?
Une fois que c'est fini les Olympiades, à Bicyclettes il est venu à Paris.

A Bicyclettes ?
Oui, j'ai les détails, je peux lui demander par téléphone. Il habite en Normandie.

C'est le premier Argentin qui a apporté ici la flûte, la qena.

Avant nous, c'était les Guaranis, le premier ensemble. Ils jouaient la guitare et la harpe paraguayenne. C'est un très bon ensemble.

Ils n'avaient pas apporté la qena ?
Non, parce qu'au Paraguay il n'y avait pas la qena…

Le charango

Carlos Caceres-Sobrea ...Et moi... j'ai apporté le charango…

C'est vous qui avez apporté le charango ?
Oui, la première fois. Je vous le montre ici… venez le voir.

(On va dans la chambre et il me montre un magnifique charango -Photo- On discute du nom du groupe des Machucambos qui est lié à l'animal dont la carapace servait à fabriquer cet instrument. Le nom de l'animal " machucambo " ne lui est pas connu. La question reste à élucider.. On poursuit la conversation…).

Léonardo Astiazaran, poète uruguayen

Puis il y avait Léonardo Astiazaran. Il avait un nom basque: Il est uruguayen. Il faisait des études de littérature. Il est mort en Uruguay. Il y a très longtemps. C'était un accident de voiture.

Paco Ibañez et Carmela

Puis c'est Paco Ibañez. Il venait très souvent. Il n'était pas vraiment dans le groupe. Il vivait déjà de la musique. Je crois qu'il faisait un duo aussi avec… Carmela.

Alors c'est qui Carmela ?
C'est elle (il me la montre sur une autre photo). C'est une fille espagnole qui chantait très très bien la musique espagnole. Paco et Soto l'accompagnaient. Nous, on ne pouvait pas le faire parce que c'était des rythmes qu'on ne maîtrisait pas. Après, elle s'est mariée avec un Suisse.

Dans quels lieux Paco accompagnait Carmela ?
Je ne me souviens pas, ce n'était pas à l'Escale, c'était dans d'autres endroits… et de temps en temps, ils venaient à l'Escale. Paco Ibañez jouait avant aussi avec Soto dans d'autres cafés ou cabarets.

Et Soto jouait aussi avec un autre Espagnol. Nous, on était étudiants, lui, il était marié et il avait déjà une famille. C'est pour ça qu'il faisait beaucoup de musique.

Renato Otero, la Cuaca de Chili et d'Argentine

Bon, qui manquait encore ? Oui Renato, el Chileno (le Chilien). (Il me le montre sur une autre photo). Il était dans le groupe. Il était presque permanent. Et quand il venait on faisait un duo tous les deux. Il était étudiant en philosophie.

Vous chantiez quoi tous les deux ? le folklore chilien ou argentin ?
Les deux. La musique des deux pays se ressemblent beaucoup. Certaines musiques. Comme la Cuaca, une danse typique du nord de l'Argentine. C'est une musique très rapide qui vient du Chili et du nord de l'Argentine, de la frontière avec le Chili. Moi je suis né en Argentine dans un village au pied de la Cordillère des Andes, et derrière la Cordillère c'est le Chili. Sur cette musique on s'entendait très bien. Il avait une très belle voix et il jouait très bien la guitare. Lui, il n'était pas permanent, parce qu'il jouait… il chantait et jouait tout seul dans une sorte de bar café espagnol qui était… dans le quartier.

Il s'appelait comment ?
...
Est-ce que c'était la Candelaria ?
J'ai l'ai trouvé sur des sites Internet qui parlent de Violeta Parra qui a chanté à l'Escale et à la Candelaria.

Pouvez-vous me dire où ça se trouvait ?
Je le vois très bien, je le vois très bien…

Au carrefour de l'Odéon ?
Par là, c'est par là.

Vous êtes allé à la Candelaria ?
Oui, oui…

C'était un restaurant ?
C'était un restaurant, voilà…

Je me souviens. C'était un restaurant espagnol. Renato y était tout le temps. Plus tard j'ai joué avec lui un peu là-bas quand j'ai quitté l'Escale. Nous quelquefois, mais plus tard, quand on finissait la musique…

- Parce qu'on jouait de 9h jusqu'à 1h des fois -, c'est pour ça que… - Des fois on jouait tous ensemble, et après on jouait par groupes de deux ou trois. Et surtout on sortait dans la rue. L'Escale avec la fumée et la marijuana c'était… impossible. On sortait respirer…

De temps en temps…
Oui, oui, mais il y avait un groupe qui restait, il restait deux ou trois, et les trois autres étaient dehors. Et après on venait… c'était ça le groupe : deux ou trois dehors, et deux ou trois à l'intérieur, et après ensemble, les six - six ou sept.

Renato, vous vous souvenez de son nom ? Non, je ne me souviens pas du nom. (Carlos Sobrea m'a donné par la suite le nom : Renato Otero).

Vous ne savez pas ce qu'il est devenu ?
Non. Il a disparu. Il est parti au Chili, et après on a rien su de lui. Il a disparu. Je ne sais pas ce qu'il est devenu.

El Cholito, le Péruvien

Il y avait aussi le Péruvien, El Cholito. En Péruvien, " el cholito " ca veut dire "le garçon". On le voit ici dans cette photo (l'homme à la moustache avec le groupe à La Rose Rouge). Il jouait la maraca. Il s'appelait Grau. Il est d'une famille très connue au Péru. Son père était peintre.

Le poète argentin fou de la maraca

En ce qui concerne la maraca, il y avait un Argentin. Je ne me souviens pas de son nom, c'était pourtant un ami. C'est un grand poète en Argentine. Il venait tous les soirs. On ne le voit pas dans les photos. C'était pourtant rare qu'il ne soit pas là. Il voulait jouer la maraca. C'est une anecdote. A l'hôtel, dans la journée, et même le soir, il essayait de jouer. Mais il n'était pas musicien. C'est très difficile de jouer la maraca. C'est ça qui maintient le rythme d'une chanson. Si on se trompe la guitare ne suit plus le rythme. En Argentine il n'y a pas de maraca, c'est vénézuélien. C'est très difficile à jouer, ce n'est pas comme le tambour, il y a des variations, il y a un son aiguë et un autre plus grave, alors il faut savoir lequel on joue.

Et lui, il continuait à vouloir apprendre. Il habitait un petit hôtel de Saint-Germain de Près, par là. Il faisait tellement de bruit, la journée et le soir aussi, que la patron l'a mis dehors, à la porte de l'hôtel. Et alors, quand on se voit en Argentine, on parle de ça. Son malheur était qu'il n'arrivait pas à jouer.

Il essayait de jouer à l'Escale aussi ?
Oui, oui, mais après il a compris que ce n'était pas possible.

(Lors de ma deuxième visite il me donne le nom du poète : Julio Linas. "J'ai quelque part ici un bout de papier avec un poème qu'il a écrit. C'était tellement beau que je le garde toujours")

Romano Zanotti

… et… qui il y avait encore ? Ah, celui qui venait aussi de temps en temps, c'est l'Italien… Romano. Pour nous c'était une surprise parce que c'était le seul qui n'était pas sud-américain, il était italien, mais il jouait très bien la guitare, et même il jouait très bien de la musique brésilienne.

Il jouait déjà la musique brésilienne à son arrivée à Paris ?
Oui, oui. Après il a appris les autres folklores d'Amérique du sud, argentin, péruvien, tout ça. C'est le seul qui était vraiment musicien parmi nous, le seul musicien professionnel. C'est un grand guitariste. Il ne faisait pas partie du groupe mais venait, comme venaient de temps en temps des gens d'Amérique centrale pour jouer deux ou trois chansons. Oui, il était passionné par le folklore.

Smoking et cabarets

Alors après, comme ça commençait à marcher très bien pour l'Escale, il y a d'autres gens qui ont commencé à venir, c'était des propriétaires de restaurants et de cabarets. Ils venaient écouter, et ils ont commencé à nous faire des propositions pour jouer chez eux.

Et c'est comme ça qu'on a commencé à jouer à La Rose Rouge. C'était ce groupe-là… (On regarde la photo). La Rose Rouge c'était un cabaret à la mode, très célèbre.

C'est vers la rue Dauphine ?
Voilà ! Et là, on nous demandait déjà de venir avec un uniforme, presque. Uniforme, chemise blanche et tout. Parce que c'était un endroit où chantait Barbara et tous les autres chanteurs de cette époque-là.

A la Rose rouge, le groupe était composé de Soto, El Cholito, moi, Riccardo Galeiazzi à la contrebasse, et Léonardo Astiazaran.

Les directeurs des restaurants et des cabarets nous ont offert des contrats. On allait jouer pour 15 jours ou un mois, et on nous payait très très bien. C'est comme ça qu'on est passé à La Rose Rouge, à la Fontaine des Quatre Saisons, et après Soto et moi nous sommes passés à l'Ecluse qui se trouvait sur les quais.

Moi et Soto avons chanté ensemble dans plusieurs endroits. Parmi ces endroits il y avait un bar en face d'un grand hôtel. Je ne me souviens pas du nom. On était étonné, parce que dans ces endroits on nous demandait de mettre le smoking. Soto a dit non. On ne se voyait pas avec. Mais à la fin, ils nous ont offert tellement d'argent qu'on a mis le smoking. La première fois, avant de commencer à jouer, on s'est regardé et on a commencé à rire. Là on passait 15 minutes seulement. On jouait 6 chansons, et on nous payait une fortune. Il y avait des gens qui laissaient au garçon de l'argent pour nous. On nous laissait quelquefois des fortunes.

Vous ne chantiez plus à l'Escale à ce moment là ?
Non, non. Les autres musiciens continuaient à jouer à l'Escale, mais moi et Soto avions arrêté. On nous offrait beaucoup plus pour beaucoup moins de travail. A l'Escale on devait travailler de 9h à 1h du matin, et comme nous on faisait la peinture déjà, on se levait à midi ou plus et il ne restait pas beaucoup de temps pour notre travail.

Qui chantait à l'Escale après vous ?
Je ne me souviens pas. On a joué avec beaucoup de succès avec Soto et les autres, mais ça a duré 6 ou 7mois. Après je suis rentré en Argentine. Les autres aussi sont rentrés : le chilien, el cholito… Miky, est resté, il est resté parce qu'il travaillait très bien dans des cabarets à la mode où il s'occupait de la lumière pour les spectacles. Après, il est parti en Bretagne. Romano est arrivé et c'est, je crois, grâce à lui que l'Escale a continué, mais je ne me souviens plus avec qui il jouait.

Barbara et Guy Béart à l'Escale

Je voulais aussi vous dire : avec le succès de l'Escale, beaucoup de gens connus venaient. Il y avait par exemple Barbara. Elle venait assez souvent. Il y avait aussi Guy Béart et des acteurs de théâtre. Quand on avait fini de chanter on allait parler avec les gens. Ca restait ouvert toute la nuit et on restait discuter. Il y avait des gens très intéressants.

Guy Béart venait assez souvent. Ca lui plaisait beaucoup. Et un jour il me demande si ça m'intéressait de mettre dans sa musique des éléments folkloriques. C'était juste une idée mais après on n'en a pas plus parlé. Il venait avec beaucoup d'enthousiasme, comme venaient d'autres, pour voir ce phénomène qu' était le folklore sud américain.

El carnavalito del humaguackeño

A ce moment le folklore sud américain avait un grand succès. Le succès de la musique, ça c'est important. Avant nous le folklore sud américain en France c'était Los Guaranis, un ensemble paraguayen. Ils étaient venus avec un danseur de ballet argentin qui s'appelait Joaquim Perez Fernandez. Avec les musiciens il a fait un ballet qui a eu un succès extraordinaire à Paris. A ce moment là la mode c'était El carnavalito del humaguackeño. C'est une danse populaire du nord de l'Argentine. (Il chante l'air du carnavalito) Je me souviens que les gens sifflaient et nous demandaient de jouer ça.

Cette musique vient du nord de l'Argentine et du sud du Pérou, d'une région qui s'appelle l'Humaguacka. C'est au pied de la Cordillière des Andes. Le paysage est très beau. Il y a beaucoup d'influences du Pérou, parce que c'est la même race d'Indiens qui vit de deux côtés. Dans cette musique, on joue la flûte et le tambour.

C'est différent de la Cuaca ?
Oui, c'est très différent. La Cuaca est plus d'origine espagnole, mais el carnavalito del humaguackeño, c'est de la musique des Humaguackas, une musique traditionnelle indienne.

L'Escale, 9 ans après

Après sont venus les Machucambos. La propriétaire leur a vendu l'Escale qui était en plein succès. Moi je suis parti avant, en 1955. Je suis rentré en Argentine, et j'ai continué ma peinture, j'avais beaucoup de choses avec le ministère de culture, etc. Puis je suis revenu à Paris en 1964 et je suis resté jusqu'à maintenant.

Quand vous êtes revenu vous êtes allé à l'Escale ?
Oui. Il n'y avait plus aucun musicien de mon époque. C'était pas mal mais c'était une autre ambiance.

C'était comment ?
J'ai été une seule fois, peut être que cette nuit seulement le public était différent. Ce n'était pas ce public de musiciens et d'artistes, c'était plus sérieux. Ce n'est peut être pas le mot juste, mais bon il y avait des gens qui aimaient le folklore, je me souviens que c'était bien, mais il n'y avait plus cette ambiance d'avant avec des intellectuels, des étudiants sud américains. Ils venaient mais beaucoup moins.

Je ne connaissais personne. J'étais venu avec ma femme et d'autres amis. L'ami de Romano, Rafaêl, était là. Il s'est approché de moi et il m'a dit : je sais qui vous êtes, bienvenus à l'Escale, vous êtes nos invités.

Pourquoi êtes vous retourné en France ? C'était pour des raisons politiques. En 1964 les militaires ont pris le pouvoir. Moi comme tous les gens de gauche, on était obligé de s'échapper sinon on allait en prison. Il y avait des milliers de morts et de disparus.

Avez-vous des souvenirs avec Jodorowski ? Oui. Il était ami du Chilien Renato. Un personnage. Très curieux. Je me souviens de ma première exposition à Paris, dans une galerie qui s'appelle la Roue. J'ai mis un livre pour que les gens écrivent un mot. Et lui il a fait… une signature sur toute la page. Parce que c'était lui, il fallait qu'on voit que c'était lui. Il parlait beaucoup, toujours un peu sérieux, intellectuel. C'est un personnage. Il venait beaucoup à l'Escale.

El Greco

Dans une interview, Jodorowski parle d'un certain El Greco qui s'est suicidé. Qui était El Greco ?
El Greco, c'était un personnage très intéressant. Il faisait de la peinture et il était très lié avec un groupe de surréalistes. Il venait très souvent. On était ensemble. C'est un personnage charmant vraiment. Sur les quais il y avait une grande maison avec des ateliers pour artistes. Il y a eu une exposition de peintures, et lui à la place de tableaux il est venu avec une cage dans laquelle il y avait des souris. Il leur donnait à manger. Et c'était tout !

C'était un personnage assez curieux. Quelque chose était dans son destin, dans sa vie. Il disait qu'il fallait pas prendre la vie au sérieux.

Et alors après il a été en Italie avec son groupe de surréalistes. Avec ce groupe il faisait comme un théâtre, ils faisaient des improvisations, ils lisaient des textes etc, et lui, à un moment, il est venu avec un urinoir, il a pissé et il a jeté sur le public.

On n'a pas du apprécier…
Et non. Il a eu des problèmes avec ça. On a voulu l'emprisonner.

Ça fait un peu théâtre panique. Où jouait-il ces scènes ?
Ce n'était pas dans des théâtres. Il faisait des interventions comme ça dans des expositions par exemple.

Après il est rentré en Argentine. Il est venu me voir. Je ne me souviens pas quand c'était. On était très contents de se rencontrer. Quelques temps après, il a fait une grande exposition et… il a brûlé toutes ses toiles devant tout le monde !

Tout ?
Tout. Et après il s'est suicidé.

Il était connu en Argentine ?
Il commençait à être connu. Il était connu dans le milieu artistique parce que c'était un personnage curieux et intéressant. On ne savait pas comment le prendre. Par moment, il disait des choses magnifiques et il y a des moments où il déconnait. On se demandait s'il le faisait exprès ou si c'était dans sa nature.

C'est lui ! là ! dans la photo, avec la barbe.

C'était des années formidables. Je crois que plus jamais il y a eu en France un mouvement aussi intense. Toutes les personnes qui étaient là sont devenus connues après, tous, pour une raison ou une autre.

Quand je fais une ligne, ma main ne tremble pas

Vous continuez à peindre aujourd'hui ?
Oui, toutes ces toiles sont en train de se faire. Il y a un mois plusieurs toiles sont parties pour le musée de l'Argentine.

Qu'est-ce que vous faites de vos journées ?
Je peins tout le temps, tout le temps. Et je crois que c'est la peinture qui me maintient. Le problème de beaucoup de gens d'un certain âge, c'est qu'ils sont à la retraite. Par contre un peintre il l'est pour toujours, il a toujours les tableaux dans la tête. On imagine, imagine. Après il faut remplir les papiers, mais ça, ça m'emmerde vraiment. La peinture, c'est ça qui me maintient dans la vie. De temps en temps je suis fatigué. J'ai aussi travaillé beaucoup à Paris. J'étais professeur à l'Ecole des Beaux Arts, et après à l'Ecole d'Architecture. En Argentine j'avais fait des études des beaux arts et aussi d'architecture. A un moment, je voyais que je ne pouvais pas faire les deux choses en mêmes temps et j'ai abandonné l'architecture. J'ai toujours été habitué à travailler beaucoup.

J'ai un problème de santé, parce que j'ai fumé beaucoup et j'aimais beaucoup le bon vin et le whisky. Je paie tout ça, ce sont mes artères maintenant qui se sont réduites. Alors le médecin me donne un médicament qui me maintient en vie, mais c'est ce même médicament qui me fait trembler la main. C'est pour cela que je ne joue pas très bien la guitare maintenant.

Mais il se passe quelque chose de très curieux : quand je fais une ligne sur ma peinture main ne tremble pas.

(Il fait le geste avec sa main. Elle ne tremble pas !)

Deuxième visite
Jeudi 2 mars 2006

L'art cinétique

(Je lis avec Carlos Caceres-Sobrea un extrait d'article de la revue Réalités Nouvelles de 1954.)

"Transformer en structure lumineuse, les surfaces à deux dimensions, en peignant avec la lumière au lieu du pinceau des couleurs ", cette phrase de Moholi Nagi renferme l'une des propositions les plus brillantes de la peinture moderne dans laquelle l'objet d'art, éloigné de toute représentation, acquiert une valeur en soi et entre en relation avec l'espace d'une manière entièrement nouvelle. "

C'est à partir de ce texte que le Monde et d'autres journaux ont parlé de moi. Il y a eu ces articles, et trois mois plus tard, je suis parti en Argentine.

En 1954, J'ai été le premier qui ai fait une exposition en travaillant le plexiglas. C'était des cubes avec des fibres, des cordes de guitare qui étaient jouées d'une certaine manière. Avec le plexiglas ça créait tout un phénomène optique. C'est une recherche dans l'espace. Il faut mettre un spot (l'oeuvre réagit à une source de lumière).

C'était dans le même esprit que ce qu'avait fait Jesus Soto ?
Voilà. L'idée était la même. On l'a travaillée avec une proportion différente. On était les seuls qui faisaient ça.

C'était de l'art cinétique. Ce courant est-il né avant vous ?
Oui, il y avait Moholi Nagi, c'est un Hongrois très connu qui a travaillé la lumière. Nous, on a travaillé en étant inspirés par cet esprit. Dans ce mouvement optique, les sections bougent et la lumière est plus importante que la couleur.

Riccardo Galleatzi et Lalo Shiffer

Riccardo Galeazzi a accompagné Carlos Caceres-Sobrea, Jesus Soto et les autres à la Rose Rouge. Il jouait la contrebasse. Il a aussi fait partie du groupe Los Incas

Il est venu ici avec Lalo Shiffer qui a par la suite fait la musique de Mission Impossible et d'autres films très connus. C'est un personnage. Il est devenu très riche. Il est Argentin mais d'origine corse. Lalo Shiffer venait à l'Escale, mais il ne jouait pas. Il était pianiste. Ils sont venus ensemble de l'Argentine. Ils jouaient ensemble : Riccardo Galleazzi, à la contrebasse, accompagnait Lalo Shiffer au piano. On l'appelait de partout pour des concerts et surtout pour des bals dansants.

Riccardo Galleazzi venait à l'Escale avec sa contrebasse et il accompagnait tout le monde.

La Cruz del Sur

Carlos Caceres-Sobrea me fait écouter un disque, un projet en cours d'enregistrement avec son fils. Les chansons sont d'une extrême beauté

C'est un projet de disque que je prépare avec mon fils qui est un grand guitariste. De temps en temps on joue ensemble. Et alors on a décidé de faire un enregistrement, pour nous seulement, pour des amis, comme souvenir. Ce sont des chansons de toutes les musiques d'Amérique du sud. Et le disque, on l'appelle La Cruz del Sur, c'est-à-dire la Croix du Sud. Ce sont quatre étoiles visibles dans le ciel de tous les pays d'Amérique du sud.

Après il y a des amis qui ont écouté et qui ont dit qu'il faudra l'enregistrer et trouver une maison de disque. Mais ce n'était pas notre volonté au départ. Si on le fait, ca sera pour nous une surprise et un souvenir du travail avec mon fils.

Vous avez beaucoup travaillé avec lui ?
Oui, c'est-à-dire que moi j'ai appris deux choses à mon fils : monter à cheval, et jouer la guitare. Après il est rentré au conservatoire et il est sorti avec une médaille d'or.

C'est un beau projet. Je pense que ca sera un très bon disque.
Oui, des amis me disent : il faut que tu chantes parce qu'il y a quelque chose dans ta voix.

Moi je trouve que vous avez une très belle voix(on a l'impression en écoutant Carlos Caceres-Sobrea d'être en présence de la voix de la montagne, quelque chose qui provient de la Cordelière des Andes, majestueuse, profonde, suffisante en soi et élevée…).
Mais j'y suis pour rien, c'est comme monter à cheval, c'est…

L'Argentine de sa jeunesse, la cavalerie, la dictature…

Vous montiez à cheval quand vous étiez en Argentine ?
Oh ! J'avais 10 ans et je montais déjà à cheval…

Vous faisiez donc ces balades au pied de la Cordelière des Andes…
Oui, oui, et après j'ai fait le service militaire dans la cavalerie. C'était très bien à la cavalerie parce qu'on nous faisait faire l'assaut avec la lance. Depuis des années déjà, il y avait les chars de guerre, il y avait tout, mais pour les officiers de la cavalerie, il ne fallait pas parler de chars ni de mitraillettes, non non, nous on faisait le char comme ça (en fonçant)… Tararata tata ! Nous, on s'amusait comme des fous !

Vous faisiez ça contre qui ?
Ah ! Un ennemi ! Il était supposé être là à tel endroit. C'était un exercice qu'on devait faire tous les quinze jours. De l'autre côté on tirait avec des fausses balles, mais s'il y avait en réalité des mitraillettes en face, dans les cinq minutes il ne devait rester personne (dans nos rangs). Et on était là… Taratata…. les officiers ne voulaient pas autre chose. C'était ça l'intelligence (la mentalité) de certains militaires argentins, et c'est ce qui explique aussi la dictature. Ce sont ces gens là qui ont fait la dictature. Ils étaient dans un comportement loin de la réalité. Enfin ça c'est le passé. Maintenant la démocratie est revenue en Argentine et c'est une bonne chose.

J'ai perdu beaucoup d'amis avec la dictature, des amis très chers qui ont disparu. Il y a 100 peintres à peu près qui sont morts, qui ont disparu. Après il y a eu des milliers de morts. C'était une période dont il vaut mieux ne pas se souvenir. Après la première dictature il y a eu une période de démocratie, c'est pour cela que je suis rentré. Puis il y a eu une deuxième dictature, celle qui a été vraiment dure, et nous, presque tous les peintres et tout un groupe d'intellectuels, on a été catalogués comme communistes, nous ainsi que nos femmes, parce que nos femmes se déplaçaient à moto, et pour ces gens là des femmes à moto ce sont des révolutionnaires…

C'est l'image de Che Guevara…
Oui oui c'est cela (rire). Alors c'est à ce moment là qu'un ami, qui était militaire d'ailleurs, est venu me dire : " Ecoute, disparais très vite, tu es dans la liste, on commence à te chercher ". Alors je suis revenu en France avec ma femme et les enfants. C'était une bonne chose, je suis content d'être ici, mais enfin voilà c'est la vie.

Entretiens réalisés par Nazem Ghemraoui

(Carlos Caceres-Sobrea est décédé lé 16 novembre 2014)

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